Dans la collection « Savoir/Agir »
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Une analyse sociologique complète de la démocratie locale française était attendue et le livre de Michel Koebel constitue à cet égard un pari réussi. Des travaux existaient déjà sur la question notamment depuis le premier acte de décentralisation. Pierre Sadran avait pour sa part mis l’accent sur l’ambiguïté majeure de la démocratie locale, tantôt vue comme un approfondissement du système représentatif tantôt comme une modeste participation des habitants aux enjeux de la vie locale1.
Plus récemment, à partir d’analyses portant sur les instruments spécifiques de participation, Marion Paoletti2 et Sandrine Rui3 avaient montré la façon dont les élus locaux pilotaient soigneusement les dispositifs nouveaux de participation. Le référendum local n’était pas conçu comme un dispositif de démocratie directe, mais bien plutôt comme une consultation préalable orchestrée soigneusement par les maires, soucieux de tester les résistances à tel ou tel projet municipal4. En d’autres termes, la démocratie locale se vit comme l’affirmation d’un pouvoir mayoral verrouillé qui prend l’allure d’un « présidentialisme municipal »5. Le diagnostic de Michel Koebel n’est donc pas nouveau, mais le fait d’avoir proposé une synthèse complète des ressources de ce pouvoir est très utile dans le développement des études politiques locales. Au-delà de l’analyse de la rhétorique de proximité, faisant du local un échelon approprié pour lutter contre le désintérêt de la politique, l’auteur propose une série de données intéressantes sur la clôture sociologique du système politique local. On savait depuis les travaux d’Albert Mabileau6 que l’enracinement local était une condition sine qua non pour une carrière longue en politique ; on constate avec stupéfaction que la reproduction sociale du système politique évolue dans le sens d’un rétrécissement de l’accès à la politique locale. Selon les données de la Direction Générale des Collectivités Locales, 44,5% des maires de villes de plus de 3500 habitants sont des cadres ou appartiennent à des professions intellectuelles supérieures (pour 0,4% d’ouvriers)7. Le capital culturel, économique et social est donc un facteur déterminant dans la sélection des élites politiques locales. Par conséquent, les élus locaux ne sont absolument pas représentatifs de la situation sociale de leurs administrés : le local n’est en fait pas le réenchantement promis de la politique, mais plutôt l’illustration d’un système représentatif inadapté et évoluant suivant ses propres lois. L’espace public local n’existe pas, puisqu’au sein du microcosme politique, les politiques publiques se décident entre élus locaux, fonctionnaires territoriaux, acteurs économiques importants et représentants de l’État. L’administration locale est soigneusement contrôlée, l’unanimité du Conseil municipal est de règle et le soutien de certaines associations sert de caution à l’élu qui met en scène sa légitimité. De plus, le militantisme politique contribue à dégager une machine à candidatures soigneusement adoubée des instances nationales. L’accroissement du nombre de fonctionnaires territoriaux et d’experts en communication parachève cette description du système politique local. En effet, la communication politique est méticuleusement travaillée, en témoignent l’augmentation des périodiques locaux8 et du budget consacré à la présentation des décisions politiques locales. Les cabinets des élus locaux permettent de rétribuer des militants locaux fidèles.
Dernier registre analysé, celui de la délibération et de la participation locales. Le diagnostic est encore plus saillant lorsque sont évoqués tous les instruments consultatifs forgés ces dernières années, de la commission extra-municipale au conseil de quartier, en passant par les conseils d’enfants, de jeunes et d’anciens. Par exemple, selon Michel Koebel, « en 2004, l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes (ANACEJ) » dénombrait environ 1200 structures de ce type dans diverses collectivités »9. La multiplication de ces instruments traduit la mise en scène du bon vouloir de l’élu local toujours accessible, disponible et à l’écoute des intérêts de ses administrés. En l’occurrence, ces mécanismes excluent de manière redoutable tout partage de la décision sur des sujets sensibles. La démocratie participative est une formule convoitée, un label de communication qui révèle une réalité plus complexe : la démocratie locale est le miroir d’un pouvoir mayoral de plus en plus fort. Le référendum local, unique procédure qui aurait pu quelque peu inquiéter ce pouvoir mayoral, a été détourné de toute vertu décisionnelle. Si le référendum local a gagné ses lettres de noblesse grâce à la révision de la Constitution en mars 2003 et à la loi organique du 1er août 2003, le décret d’application ne date que de mai 2005. Fin 2005, aucun référendum décisionnel n’avait été organisé10. Au-delà de la faiblesse structurelle de ces instruments de participation, l’auteur attire notre attention sur la difficile prise en compte de l’opposition municipale ainsi que sur le processus de quasi non délibération des Conseils. Plus de 34 ans après Le Consensus ambigu11 de Marc Kesselman, le livre noir de la démocratie locale de Michel Koebel nous montre à quel degré les deux actes de décentralisation ont accru le pouvoir des élus locaux et leur mainmise sur l’espace public local. On regrette qu’il n’y ait pas une quelconque mention du contexte européen de la démocratie locale, dans la mesure où une perspective comparative aurait eu le mérite de nuancer voire de confirmer l’affirmation de ce pouvoir mayoral. In fine, les systèmes politiques locaux ont tendance à évoluer vers une forme de « bonapartisme-soft »12 où les élus locaux développent une vision plébiscitaire de la démocratie. La participation locale sert alors de prétexte au renforcement de l’exécutif local : plus on crée des structures de participation, plus on monopolise l’espace public local et moins on délibère.
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1 Pierre Sadran, 1992, « Démocratie locale et décentralisation », dans Études offertes à Jean-Marie Auby, Paris, éditions Dalloz, pp. 289–296.
2 Marion Paoletti, 1997, La démocratie locale et le référendum, Paris, éditions L’Harmattan.
3 Sandrine Rui, 2004, La démocratie en débat : les citoyens face à l’action publique, Paris, éditions Armand Colin.
4 Marion Paoletti, Op. cit., pp. 234–235.
5 Claude Sorbets, 1983, « Est-il légitime de parler d’un présidentialisme municipal ? », dans Pouvoirs, n°24.
6 Albert Mabileau, 1994, Le système politique local, Paris, éditions Montchrestien.
7 Michel Koebel, 2006, p. 29.
8 Voir « Fièvre éditoriale chez les élus locaux », L’Expansion, 22/02/2006.
9 Michel Koebel, 2006, p. 86.
10 Michel Koebel, 2006, p. 101.
11 Marc Kesselman, 1972, Le Consensus ambigu : études sur le gouvernement local, Paris, éditions Cujas.
12 Domenico Losurdo, 2003, Démocratie ou bonapartisme, triomphe et décadence du suffrage universel, Traduit de l’italien par Jean-Michel GOUX, Paris, éditions Le Temps des cerises, 2003, p. 91.
Michel Koebel, sociologue et Maître de Conférences à l’Université de Reims a publié Le pouvoir local ou la démocratie improbable en janvier dernier (Editions du Croquant – 10€ – Collectif Savoir/Agir).
Un document complet sur la vie politique locale et ses évolutions depuis une trentaine d’années, notamment sur la sélection sociale des élu-e-s locaux, leur pouvoir et le contrôle de la participation citoyenne.
Les Rémois trouveront facilement dans la vie politique locale des situations illustrant les propos et analyses de Michel Koebel. A lire notamment les pages 95 à 100 sur les enquêtes publiques avant que ne débute celle concernant le projet de tramway rémois.
Bien sûr il reste, à partir de cet état des lieux et de cette analyse des fondements de cette situation de “démocratie improbable” à construire des propositions pour contredire Michel Koebel et donner le pouvoir au peuple.
Rencontre avec Michel Koebel, sociologue, auteur de Le pouvoir local ou la démocratie improbable, Raison d’Agir / Le Croquant, 2006.
Territoires : Vous prêtez aux élus locaux dans leur ensemble une posture clientéliste, les montrant « rémunérant » les militants, leurs vassaux politiques, les responsables associatifs de banquets, de postes, de locaux, de bribes de pouvoir… Assumez-vous cette représentation du personnel politique local ?
Michel Koebel : Ce que j’ai voulu faire, c’est montrer des pratiques qui sont si régulières qu’elle deviennent la règle. Mais mon analyse sociologique des élus porte surtout sur leur représentativité. Face à des discours qui justifient la décentralisation par un rapprochement des élus et des citoyens, je m’attache à montrer que, lorsqu’une majorité de personnes qui ont le pouvoir localement appartient à un même pôle social (plutôt nanties et cultivées), on est en droit de se poser la question : est-on encore en République ? En tout cas, l’article 3 de la Constitution, qui dit qu’« aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’attribuer l’exercice » de la souveraineté nationale, est mis à mal. On sait que chaque personne a des représentations, et en particulier des représentations du pouvoir, qui sont marquées par sa condition, et que, pour cela, on ne peut prétendre représenter l’ensemble de la population ; ce que les élus ne cessent de faire. Alors, bien sûr, je décris le système des renvois successifs d’ascenseur qui aboutit à des compromis sur l’intérêt général. Mais je ne dis pas que 100 % des élus fonctionnent ainsi, cela concerne peu ceux que je nomme « les élus de base » : ceux qui se font taper sur les doigts quand ils ne suivent pas les consignes de vote, les élus sans délégation.
Vous semblez regretter que les fonctionnaires territoriaux ne puissent plus facilement « refuser d’obéir à leur supérieur hiérarchique », tout comme vous présentez le droit de réserve comme un instrument de leur contrôle par les élus. Reprocher aux élus de contrôler l’appareil municipal, n’est-ce pas opposer un peu facilement des élus forcément malveillants à des fonctionnaires dévoués à la collectivité ?
Les élus ne contrôlent pas complètement l’appareil municipal, et c’est bien pour cela qu’ils font ce que je décris : restructuration de services, appel à de plus en plus d’emplois contractuels, etc. Je ne dis pas que chez chaque élu, il y a une volonté de berner son électorat. J’en ai rencontré beaucoup qui croient à ce qu’ils font. Mais eux-mêmes reconnaissent souvent que le système est ainsi fait que nombre de biais les empêchent de construire l’intérêt général. Quand on écoute quelques personnes, responsables associatifs, techniciens, cela ne suffit pas pour dire que l’on prend en compte l’ensemble des catégories d’intérêt qui existent sur un territoire. Quant au droit de réserve des fonctionnaires, il est quand même souvent en concurrence avec le droit des citoyens à avoir accès aux informations.
Dans la dernière partie de votre livre, vous passez en revue quelques dispositifs de concertation (conseils de jeunes, de quartier, référendums locaux…), auxquels vous ne laissez guère de chances de briller. Ne leur faites-vous pas porter une ambition qui n’est pas la leur : celle d’une démocratie renouvelée qui n’existe pas ?
Je ne suis pas du tout d’accord avec vous : j’ai beaucoup travaillé par exemple sur les conseils d’enfants et de jeunes. Ce n’est pas moi qui leur donne pour objectif de renouveler la démocratie : partout les élus les désignent comme des instruments d’une nouvelle démocratie, plus directe, plus participative. Or, ce n’est pas vrai ! C’est une reproduction du système représentatif. Ceci dit, il est vrai que je n’analyse pas dans ce livre la production des conseils de jeunes, et je sais qu’ils sont très productifs. Mais je crois que l’on peut séparer un engagement personnel en faveur des conseils de jeunes et une analyse de sociologie politique, qui montre qu’ils ne renouvellent pas la démocratie.
La tonalité générale de votre ouvrage est assez pessimiste, il n’incite pas à la mobilisation. Quel était votre objectif en l’écrivant ?
Concernant les conseils de quartier, par exemple, un de mes objectifs serait de rendre les élus attentifs aux effets pervers d’une valorisation de la parole des techniciens, des élus et des responsables associatifs en se coupant trop vite de la parole de ceux qui ne sont pas policés : le danger est alors d’oublier une classe sociale entière qui n’a ainsi plus d’accès à l’espace politique local. Disqualifier une intervention parce que quelqu’un est « vulgaire », c’est un jugement de classe, et non une simple régulation de la parole. Il faut s’en rendre compte.
Les élus municipaux sont-ils plus proches des citoyens que les parlementaires nationaux ? Un débat a eu lieu, jeudi soir, avec un sociologue et un adjoint au maire haut-rhinois.
La venue à Colmar du sociologue Michel Koebel, convaincu du caractère « improbable » de la démocratie locale, a donné lieu à débat, jeudi soir, à la librairie Hartmann, en présence d’une vingtaine de personnes et de Paul Coleiro, adjoint au maire d’Issenheim (notre édition du 30 mars, en pages Région). Plus que des contradicteurs, l’universitaire, maître de conférences à la faculté de Reims Champagne-Ardenne, a trouvé des auditeurs intéressés, dont certains ont fait part de leurs propres réflexions. Partant des discours habituels, qui font de la décentralisation une occasion de rapprocher les élus des citoyens, Michel Koebel a étudié la profession des hommes politiques locaux. Ces statistiques, jusqu’ici inédites au niveau des communes, ont fait apparaître une surreprésentation des catégories socioprofessionnelles (CSP) les plus élevées, soit des résultats comparables à ceux concernant les politiques nationaux.
« Une insulte à la démocratie »
Ainsi, dans les villes de plus de 3 500 habitants, 66,4 % des élus sont cadres ou assimilés (contre 15 % de la population en général) et seulement 0,6 % sont des ouvriers. Le résultat est moins flagrant dans les communes de moins de 3 500 habitants, même si la part des CSP supérieures est en augmentation. « Puisqu’une certaine catégorie de la population domine, est-on réellement dans une démocratie ?, a interrogé le sociologue, adepte des thèses de Bourdieu et membre du collectif de chercheurs Raisons d’agir. Les catégories populaires ne se sentent pas bien représentées par les leaders politiques. C’est notamment une explication à la violence, pas forcément organisée, dans les banlieues ». En outre, lors des élections locales, la « prime aux vainqueurs » prévue par le scrutin de liste, donne à la majorité une importance écrasante, ce qui rend toute opposition difficile. « À l’intérieur même d’un groupe, chacun se soumet à l’autorité de la tête de liste, a encore noté Michel Koebel. C’est une insulte faite à la démocratie : au sein même des assemblées délibérantes, les élus ne peuvent pas s’exprimer selon leur conscience ». Et plusieurs des présents de citer aussitôt en exemple la récente mise à l’écart de l’adjoint aux finances à la mairie de Colmar, Roland Wagner ? Sans contester cet exposé des faits, Paul Coleiro s’est voulu plus nuancé et surtout « plus optimiste ». « À l’échelon local, une équipe peut mettre en place des dispositifs participatifs : des conseils de quartier, référendums locaux, commissions extra-municipales?, a-t-il développé. Mais, comme dans les associations, il n’est pas évident d’obtenir l’implication des gens. L’individualisme l’emporte dans bien des cas ».
L’idée d’un contre-pouvoir
« L’inflation des textes législatifs ne facilite pas l’intervention des citoyens ordinaires », est intervenu quelqu’un dans le public. « Les responsabilités des élus sont plus complexes, a admis l’élu. Une grande part du travail concerne néanmoins la gestion du quotidien. Il faut venir voir comment les choses se passent ». Une jeune universitaire a relevé que les mouvements sociaux actuels, tant du côté des étudiants français que des altermondialistes, étaient le signe d’une nouvelle sensibilisation politique. « Oui, mais hors des institutions », ont répliqué certains. La solution ? Pour Michel Koebel, ce pourrait être un contre-pouvoir populaire dont les membres seraient tirés au sort, sur le modèle de ce qui se fait déjà à Berlin. Riches et posés, ces échanges ont, en tous les cas, démontré que l’état de la démocratie ne laissait pas indifférent
Devenu sociologue après avoir été animateur de quartier à Schiltigheim, Michel Koebel vient de publier un opuscule qui stigmatise l’éloignement des élus politiques et des citoyens. Il tiendra une conférence à Colmar ce 30 mars.
C’est pendant ces études à l’UFR Staps de Strasbourg que Michel Koebel est « tombé amoureux » de la sociologie. Il profite des passerelles tendues entre l’UFR de sociologie et Staps pour passer une maîtrise de sociologie puis un DEA.
Dès sa seconde année de faculté, le jeune étudiant travaille. Il deviendra notamment animateur dans un des quartiers HLM de Schiltigheim. Il mène ce travail d’éducateur de rue pendant cinq ans avant d’être, pendant quatorze années, conseiller d’éducation populaire à la direction départementale Jeunesse et Sports à Colmar. Il s’est alors occupé de la politique de la Ville et des jeunes en difficulté, tout en participant au développement qualitatif des conseils municipaux des enfants.
En 1997, il soutient finalement sa thème en sciences sociales portant sur « Le recours à la jeunesse dans l’espace politique local ». Il publiera ensuite un certain nombre d’articles puis obtient en 2001 sa qualification de maître de conférences. Il enseigne aujourd’hui la sociologie à l’UFR Staps de l’université Reims Champagne-Ardenne.
Référendum local
Militant, il avait déjà critiqué la récupération politique des conseils municipaux des enfants à l’époque où il encourageait leur développement. Il fait également partie de Raison d’agir, un collectif de chercheurs en sociologie qui entend « diffuser, au-delà du cercle des spécialistes, une analyse critique de la société à partir d’enquête et de théories ». D’où la publication récente de son opuscule intitulé Le pouvoir local ou la démocratie improbable (Les Editions du Croquant, collection Savoir/Agir). En 128 pages, dans un langage simple, il analyse chiffres à l’appui l’éloignement des élus des simples citoyens.
« La décentralisation et l’enracinement local des hommes politiques devaient permettre de réduire la distance entre les élus et les citoyens. Or, depuis 30 ans, le recrutement du personnel politique local et sa professionnalisation accrue éloignent toujours davantage les élus de ceux qu’ils sont censés représenter », soutient le sociologue. Pour lui, si certains élus tentent d’y remédier en inventant de nouvelles formes de démocratie, dans la plupart des cas, elles ne font que reproduire les schémas existants.
Conférence-débat le 30 mars à 19 h 30 à la librairie Hartmann, 24 Grand’rue, animée par le sociologue Michel Koebel et Paul Coleiro, adjoint au maire d’Issenheim.