«Dans la droite lignée de Margaret Thatcher»
Keith Dixon est professeur de civilisation britannique à l’université Lumière-Lyon II. Spécialiste de l’histoire du néolibéralisme au Royaume-Uni, il vient de publier
Un abécédaire du blairisme aux éditions du Croquant.
Depuis l’échec du référendum, Blair est-il devenu le repoussoir du PS ?
Le blairisme a encore des influences sur la gauche française. Tony Blair jouit de soutiens savants de la part d’intellectuels comme Zaki Laïdi, Monique Canto-Sperber ou encore Laurent Bouvet qui appellent à en finir avec le «surmoi marxiste» de la gauche. Jean-Marie Bockel est un cas presque caricatural, mais Delors ou Aubry offrent toujours un soutien, certes critique, à la «rénovation» blairiste.
Qu’est ce qui différencie le New Labour du PS ?
A la différence du PS, le blairisme ne fait pas partie de la social-démocratie, c’est plutôt un néolibéralisme de seconde génération qui s’inscrit dans la droite lignée de Margaret Thatcher. La spécificité française réside dans l’existence de courants à gauche du PS qui rendent la rencontre avec le néolibéralisme difficile. Au Royaume-Uni, le mode de scrutin majoritaire à un tour écrase les petits partis, il n’y a pas de forces à gauche des travaillistes. Rien n’empêche le PS de devenir blairiste, si ce n’est le réalisme politique. Il serait suicidaire pour la direction du PS ,après le rejet du traité européen, d’afficher une orientation plus libérale.
Quelle est l’influence du blairisme dans la gauche européenne ?
Tony Blair, qui se rêvait en «phare du XXI
e siècle», a tenté cette rencontre avec la tradition sociale-démocrate européenne lors de son alliance avec le SPD allemand avant les européennes de 1999. Mais le SPD, affaibli électoralement par ce rapprochement, a pris ses distances. Depuis, Blair considère qu’il n’y a pas grand-chose à tirer du côté social-démocrate, enfoncé dans ses archaïsmes. Il préfère la carte des alliances à droite, avec Aznar ou Berlusconi. Le problème, c’est qu’aucun autre pays d’Europe n’a connu la révolution thatchérienne. Le parti néotravailliste, marqué sinon déterminé par cette révolution, n’habite plus le même univers conceptuel que ses frères européens.
Laurent JEANNEAU
Libération,
05 août 2005
La critique Libéralisme de deuxième génération
En ces temps post-référendaires, où il est de bon ton de disserter de la pertinence des modèles économiques et sociaux, et parmi eux du modèle britannique paré de toutes les vertus du « blairisme », voici un ouvrage décapant. Son auteur, lui-même britannique et professeur de civilisation britannique à l’université Lumière-Lyon-II, connaît son affaire pour avoir déjà livré plusieurs analyses, « brillantes » diraient nos amis anglais, des fondements idéologiques et des modes opératoires de la « révolution néolibérale » de l’ère Thatcher, puis de sa continuité, sous couleur de modernisation, par Anthony Blair. Avec cet abécédaire, Dixon joue de contradictions et de paradoxes, et poursuit chemin faisant sa fine prospection du « blairisme » qui, dit-il, en dépit de sa propre rhétorique, « n’a plus rien à voir avec la social-démocratie ». Il a non seulement rompu avec le keynésianisme, « prêt-à-penser économique » de la plupart des courants sociaux-démocrates depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, « mais il a surtout poursuivi, et dans certains cas, accéléré le travail de subversion et de démantèlement des institutions mises en place par les sociaux-démocrates britanniques après la guerre ». Ce qui est vrai de l’ensemble des institutions de l’État social britannique. Le blairisme n’est pas non plus « le thatchérisme en pantalon », et s’il reste un néolibéralisme, la définition retenue aujourd’hui est celle d’« un libéralisme de deuxième génération » combinant souplesse (réformes institutionnelles), voire progressisme (reconnaissance des minorités, égalité des sexes) et « une orthodoxie économique et sociale néo-libérale rigoureuse ». Sous sa version « troisième voie », conceptualisée par Anthony Giddens qui a donné consistance au projet « de transformation-destruction de la (vieille) gauche », le blairisme, avec la complicité de Bill Clinton et des nouveaux démocrates américains, avait tenté de construire une alliance « progressiste » pour tailler des croupières à l’Internationale socialiste. Cette stratégie internationale n’a pas eu l’effet escompté, poussant le « néo-travaillisme » vers des alliances de plus en plus marquées à droite (Berlusconi, Aznar, Bush). Même si avec la guerre en Irak le « blairisme » a pris du plomb dans l’aile, il n’est pas sans influence, notamment dans le champ politique français, et couvre un large spectre droite-gauche allant de Madelin à Cohn-Bendit en passant par Jacques Delors et Strauss-Kahn. Désormais, affirme Dixon, « le blairisme (cette volonté d’en finir avec ce que d’aucuns appellent le "surmoi marxiste" de la gauche et d’accepter les contraintes enthousiasmantes du marché) ne doit plus dire son nom. Mais il est bien là, tapi, entre autres dans les débats sur la nouvelle constitution européenne ». Dans cet abécédaire, il n’y a pas une lettre à jeter.
Bernard Duraud
L'Humanité,
03/06/2005
Entretien avec Keith Dixon
Peut-on voir dans le blairisme le nouveau visage de la sociale démocratie à l’européenne ?
Il me semble qu’au contraire, le blairisme marque une rupture avec la sociale démocratie britannique et européenne. C’est une forme de néo-libéralisme qui s’inscrit dans une filiation thatchérienne, ayant définitivement abandonné, par exemple, toute référence au keynésianisme et toute pratique visant à réduire les inégalités sociales. Margaret Thatcher a assuré l’essentiel de la transformation révolutionnaire de la société britannique dans le sens du néo-libéralisme. Tony Blair, depuis son arrivée au pouvoir en 1997, a consolidé et pacifié ces nouveaux rapports. Pour ce faire, il lui arrive d’avoir recours à une rhétorique progressiste. Rhétorique qui peut correspondre à une pratique sur des questions de société (défense de la parité, condamnation de l’homophobie), mais qui tourne à vide quand l’économie est en jeu. Cette même dichotomie se retrouve dans le Traité Constitutionnel Européen (TCE) : voilà un projet fondamentalement régressif qui manie parfois le verbe progressiste. D’ailleurs, les blairistes soutiennent ardemment le TCE. Peter Mandelson est ainsi intervenu publiquement, lors de la consultation interne du Parti Socialiste français, en appelant ses "nombreux amis socialistes" à voter oui.
Pourquoi la Constitution Européenne est-elle un enjeu blairiste ?
Parce que ce qu’elle préconise correspond assez bien à ce qui existe déjà en Grande Bretagne. Sont gravés dans ce texte une partie des principes qui aujourd’hui irriguent la gestion sociale et économique britannique. La libéralisation des services, par exemple, déjà bien avancée en Grande Bretagne, que Blair a toujours défendue. Pour mémoire, le Premier ministre britannique a soutenu publiquement la directive Bolkestein, expression radicale des principes du TCE.
Si Tony Blair est aussi proche de Margaret Thatcher, comment expliquer son attachement à l’Union Européenne ?
Je dirais que Blair est un optimiste, alors que Thatcher a fini par sombrer dans le pessimisme. Leurs visions de l’Europe ne s’opposent pas. Thatcher était en fait impatiente : les progrès dans le sens néo-libéral n’allaient pas assez vite. Du coup, surtout à partir de 1988, elle s’est détournée de l’Europe, qu’elle décrit en 2002 lors de son dernier discours politique, comme la "nouvelle Union Soviétique". Tony Blair croit encore à l’avenir néo-libéral de l’espace européen. Il a un sens de l’alliance que n’avait pas Thatcher et peut adapter sa stratégie. C’est ainsi qu’il a d’abord fait cause commune avec le SPD allemand pour les élections européennes de 1999. Mais les résultats ont été, dans les deux pays, catastrophiques. Blair s’est alors détourné de la sociale démocratie au profit d’alliés plus sûrs : Berlusconi et Aznar.
Comment expliquer l’échec d’alliance entre le SPD allemand et les nouveaux travaillistes britanniques ?
Parce que l’Allemagne n’a pas connu la transformation de la Grande Bretagne. Depuis qu’il a, en 1994, accédé à la tête du Parti Travailliste, Blair a réussi à disqualifier symboliquement sa gauche, à réécrire l’histoire de son parti en tenant la gauche pour responsable du déclin travailliste. Ainsi a-t-il pu s’emparer du discours de droite, à base de flexibilité, de privatisation, de libéralisation et d’hostilité envers les syndicats, si proches du thatchérisme. Mais en Allemagne, des courants sociaux-démocrates - la "vieille gauche" comme la nomme Blair - résistent encore à la vision néo-libérale.
Recommencerait-il la même erreur avec le Parti Socialiste français ?
Dans les relations entre les blairistes et le PS, il y a un avant et un après Jospin. Avant, les blairistes percevaient le PS, à bon ou à mauvais escient, comme le maillon faible de la "modernisation", comme une caricature de la vieille gauche. La défaite de Jospin leur a offert l’occasion de faire la leçon aux socialistes français, proposant l’expérience néo-travailliste comme modèle. Ils rejoignaient ainsi des critiques exprimées par des intellectuels socialistes, comme Zaki Laïdi et Laurent Bouvet, pressés d’en finir avec la gauche "archaïque". Voilà qui ouvre un nouvel espace de collaboration entre les blairistes et ceux, en France, qui suivent avec intérêt l’expérience néo-travailliste. Comme Laurent Fabius, avant le débat sur le TCE, et Dominique Strauss Kahn, qui fréquentent les milieux blairistes et participent aux séminaires de leur think tank, Policy Network. Maintenant se réunissent autour de Strauss Kahn et du oui "de gauche", des hommes politiques qui, à un degré ou à un autre, oeuvrent à une transformation à la Blair.
Le blairisme et la Constitution ne sont-ils les paradigmes d’un champ politique de plus en plus réduit ?
Oui, et c’est un danger réel. Inspirés par le néo-libéralisme, les deux partis britanniques dominants sont aujourd’hui d’accord sur le modèle économique et social. Le débat politique se déplace ainsi vers des questions de morale ou "de société", questions tout à fait importantes, mais qui sont actuellement instrumentalisées par les blairistes pour marquer leur différence avec leurs "adversaires" conservateurs. L’adoption de la Constitution européenne pourrait avoir les mêmes conséquences, mais dans un espace bien plus étendu : fermer le champ des possibles politiques. En France, une victoire du oui pourrait être perçue, et sans doute à juste titre, comme une victoire symbolique de la vision blairiste, celle qui souhaite la mise à mort de ce que certains appellent le "surmoi marxiste" de la gauche française, afin d’épouser les contours de la "modernité". Autrement dit du néo-libéralisme.
Marion Dumand
Politis n°850,
5 mai 2005